Psychologue, sexologue et chercheure, Denise Medico travaille auprès des personnes trans depuis une vingtaine d’années. Née en Suisse, au sein d’une famille migrante d’origine italienne, elle a appris très tôt à combattre l’exclusion avec ceux qu’elle qualifie « de nulle part ». Venue au Québec en 1996 pour compléter une maitrise en sexologie, elle a passé la plus grande partie de sa carrière en Suisse comme clinicienne spécialisée dans les corps, les érotismes et la bisexualité. C’est sa prise de conscience (et son indignation) face à l’injustice subie par les personnes trans qui l’ont amenée à s’investir auprès des personnes non cisgenres et d’en faire sa spécialité. Ses travaux de recherche actuels portent sur les processus psychothérapeutiques en sexologie, les personnes LGBTIQ et l’expérience des familles ayant des jeunes trans. Elle a travaillé plusieurs années comme clinicienne au Centre de santé Meraki à Montréal. Depuis 2016, elle est professeure au département de Sexologie de l’UQAM. Elle est l’auteure du livre Repenser le Genre: une clinique avec les personnes Trans (Georg éditeur 2016), elle codirigé avec Annie Pullen Sansfaçon l'ouvrage Jeunes trans et non binaires. De l'accompagnement à l'affirmation aux éditions du Remue-Ménage en 2021 et a dirigé la rédaction de l'ouvrage La sexologie clinique, une pratique psychothérapeutique inclusive et intégrative aux éditions PUQ, 2021. Récemment, elle a ouvert un centre de formation et de psychothérapie inclusive féministe en Suisse, le Centre3.
Qu’est-ce qui nourrit votre passion pour votre travail ?
Mon engagement en faveur de l’émergence d’un monde non binaire, enfin débarrassé de la rigidité des genres traditionnels et de la transphobie. Comme enseignante et comme clinicienne, j’aime à penser que j’aide les esprits à s’ouvrir au fait que l’être humain est une réalité complexe et paradoxale. J’ai une approche existentielle humaniste. Je forme des gens en sexologie. Un des grands tournants dans ma carrière s’est produit en 2007, à Lausanne, lorsque qu’avec des collègues nous avons mis sur pied la Fondation Agnodice. Créée pour défendre les droits et accompagner les personnes trans et leurs familles, la Fondation s’est avérée un outil de libération puissant. L’acceptabilité croissante des trans dans la société, leur plus grande visibilité, jamais il n’y a quinze ans, on aurait anticipé une telle mutation.
Qu’est-ce qui a changé ?
Il faut savoir que les trans ont derrière eux plus de 60 ans de psychiatrisation forcée. Cette expérience de vivre dans une société qui vous met à l’écart, favorise l’émergence de sensibilités très particulières. J’ai souvent été frappée par la force mentale de mes clients. Je pense en particulier aux femmes trans pionnières. On s’est tellement acharné pour les faire taire, les museler, les agresser. Dans la sphère médicale, on les rangeait parmi les malades ou les pervers sexuels. Puis les choses ont changé. Et bien que les premières théories sur le genre datent des années soixante-dix, on s’est tout à coup mis à voir ce qui était invisible, c’est-à-dire la non-binarité. Cette évolution se reflète dans le DSM5 qui, depuis 2013, ne pose plus le diagnostic de « non concordance dans le genre » mais plutôt celui de « la dysphorie de genre » soit le fait de souffrir de l’identification à son sexe de naissance.
Quels conseils donneriez-vous aux intervenants dans le milieu?
Pour nous les psy, il est impérieux de comprendre que notre éducation nous a formé à penser en fonction d’un monde binaire, que c’est un truc qui nous a façonnés et qu’on a vraiment du mal à sortir de ce paradigme-là. Plusieurs d’entre nous continuent de penser comme si rien n’avait changé, avec des outils conceptuels qui de toute évidence ne sont pas appropriés puisque les personnes qu’ils sont censés aider ne n’y reconnaissent pas. Face à cela, il n’y a qu’une solution : Écouter les vies qui se racontent devant nous.
De plus en plus de jeunes souhaitent des traitements de confirmation de genre, cela vous surprend ?
Un vent revendicateur souffle sur nos sociétés concernant toutes les questions d’équité. Et les jeunes trans ont profité de ce mouvement pour s’affirmer. Chez les intervenants, on n’avait pas prévu une demande aussi forte. Or ces jeunes trans sont beaucoup plus à risques que leurs camarades de subir des dépressions, des troubles alimentaires, des violences à l’école et des pensées suicidaires liées à l’anxiété. C’est préoccupant dans la mesure où les ressources ne sont pas là pour leur venir en aide. De leur côté, les parents sont inquiets. Dans nos bureaux, on les entend implorer leur adolescent (e) : « Dis-moi que tu ne changeras pas d’avis. » Malheureusement, une telle demande ne tient pas compte des changements survenus dans la façon dont on appréhende le genre aujourd’hui. Il y a 20 ans, on croyait à un récit unique. On croyait à une transition totale et irréversible. Aujourd’hui nous savons qu’il est illusoire de penser qu’aucun de ces jeunes ne changera d’avis. On assiste à la fin du concept de transition totale.
Quelle est la priorité dans votre domaine à l’heure actuelle ?
Actuellement, l’urgence est de sortir de la vision d’une identité stable, unique et immuable à la faveur d’une fluidité et d’une subjectivité nomade en devenir. Si nous voulons penser en termes de genre, et non de sexe, nous devons nous débarrasser du dualisme de la pensée. Tout le monde y gagnera car le système actuel est un carcan qui n’épargne personne et particulièrement les femmes. Car au fond, que veut dire être une femme? C’est un uniforme. Ce que les personnes trans remettent en cause c’est un système qui nous opprime tous.
Quels conseils donneriez-vous aux étudiants qui veulent travaillent avec des personnes trans ?
Soyez honnêtes avec vous-mêmes. Questionnez-vous sur vos motivations, c’est une bonne façon de commencer. Au-delà de la fascination que le phénomène suscite en ce moment, il faut se rendre compte qu’il faut une forte constitution pour se lancer dans cette aventure. Ce n’est pas parce qu’on veut faire du bien, qu’on ne nourrit pas des préjugés.
Qu’avez-vous appris comme clinicienne et comme chercheuse en 20 ans de fréquentation des personnes trans ?
Que ce n’est pas la transition la grande question : C’est la non-binarité. Pourquoi ? Parce que les personnes trans ne remettent pas en question uniquement le genre, elles mettent en crise le « naturel » de notre condition avec l’idée de ne pas être enfermés dans un genre, avec une revendication autre que le fameux destin biologique. Et ça c’est une profonde révolution symbolique, mais qui est malheureusement susceptible d’être balayée par la montée de la droite et du backlash autoritaire que l’on observe en ce moment dans plusieurs pays, notamment en Europe.
Propos recueillis par Hélène de Billy