Flowers planted in an apple

Contre-transfert et mentalisation auprès de patients narcissiques

Le narcissisme pathologique : les deux phénotypes, les défis thérapeutiques et l’importance de la mentalisation

Le narcissisme pathologique constitue un trouble de la personnalité complexe, qui se manifeste notamment par des mécanismes singuliers de régulation de l’image de soi. Lorsque l’estime du patient narcissique est menacée, par exemple face à une critique perçue de la part d’un proche ou du thérapeute, ces mécanismes de régulation s’intensifient afin de restaurer une image de soi relativement positive. Toutefois, ces mécanismes tendent à altérer la manière dont le patient narcissique perçoit les événements, en supprimant les nuances et en centrant l’attention sur lui-même, ce qui nuit à la compréhension des états mentaux d’autrui ainsi qu’à la qualité de ses relations interpersonnelles. Ces mécanismes de régulation se manifestent différemment selon deux phénotypes narcissiques : le narcissisme grandiose et le narcissisme vulnérable.

Les patients présentant un phénotype grandiose défendent leur estime par des comportements d’arrogance, un besoin constant d’admiration et une tendance à exploiter autrui. Ce phénotype est également marqué par un désir de domination et une vision idéalisée de soi, rendant difficile la gestion des situations qui remettent en cause leur statut ou leur image. À l’opposé, le phénotype vulnérable du narcissisme se caractérise par une hypersensibilité, une autocritique marquée et un profond sentiment de honte. Les individus présentant ce type de narcissisme évitent souvent les interactions sociales par crainte du jugement, se replient sur eux-mêmes lorsque leur image est menacée et peuvent, pour protéger leur estime fragile, dévaloriser les autres afin de rétablir une perception plus positive d’eux-mêmes.

Dans la pratique clinique, certains thérapeutes considèrent que les phénotypes grandiose et vulnérable peuvent alterner chez un même patient, suggérant l’existence d’un continuum qui complexifie le diagnostic. Ainsi, un patient peut d’abord se présenter sous une forme grandiose, en affichant une image idéalisée et sans faille, puis manifester, une fois l’alliance thérapeutique établie, des attitudes empreintes d’autocritique et de vulnérabilité. Dans l’évaluation psychologique, il est courant que le phénotype le plus prédominant soit retenu. Toutefois, d’autres thérapeutes soutiennent qu’un seul phénotype tend à se manifester de manière relativement stable, contrairement à l’hypothèse d’un continuum. Cette divergence met en évidence des enjeux essentiels pour la compréhension du narcissisme pathologique et pour les modalités de son traitement en psychothérapie.

La thérapie auprès des patients souffrant de narcissisme pathologique constitue un défi majeur pour les thérapeutes, en raison de la détresse interpersonnelle que suscitent souvent les interactions avec eux. Les ressentis contre-transférentiels, soit l’ensemble des émotions, pensées, réactions corporelles et attitudes éprouvées par le thérapeute à l’égard de son patient, tendent à être particulièrement intenses et parfois déstabilisants dans ce contexte, qu’ils soient positifs ou négatifs. Parmi ces ressentis figurent notamment la surimplication émotionnelle, l’identification parentale, le sentiment d’envahissement, le désir d’intimité, l’impuissance ou encore l’hostilité.

La mentalisation, qui réfère à un processus d’élaboration de pensées, émotions, désirs et motivations concernant soi-même et les autres, est un concept central dans la gestion des dynamiques contre-transférentielles. Les théories de la mentalisation suggèrent que la capacité à comprendre et à intégrer ses propres états mentaux et ceux des autres peut réduire la détresse interpersonnelle et diminuer l'intensité des ressentis contre-transférentiels. Par exemple, si un patient devient méprisant en thérapie, le thérapeute qui parvient à reconnaitre que cette posture défensive vise à protéger le patient d’un sentiment de menace pourra mieux tolérer ce rejet apparent et éviter des réactions contre-transférentielles peu productives à la thérapie. Or, quelques études ont montré que des difficultés dans la relation thérapeutique peuvent survenir lorsque les thérapeutes présentent des enjeux personnels similaires à ceux de leurs patients.

L’influence du narcissisme du thérapeute sur les liens entre le processus de mentalisation, le contre-transfert et la détresse interpersonnelle auprès d’une clientèle narcissique.

En ce sens, une étude menée par le laboratoire REPERE, dirigé par Jean Descôteaux à l’Université de Sherbrooke, a exploré les liens entre la mentalisation, le contre-transfert et la détresse interpersonnelle chez les thérapeutes travaillant avec des patients narcissiques, tout en considérant le degré de narcissisme pathologique grandiose et vulnérable des thérapeutes. Les résultats de cette étude ont montré que plus un thérapeute est capable de mentaliser ses propres états mentaux en contexte thérapeutique avec un patient narcissique, moins il ressent de ressentis contre-transférentiels négatifs, tels que l’impuissance ou l’envahissement, lorsqu'il travaille avec un patient narcissique. On peut observer la même chose pour sa détresse interpersonnelle, qui tend à diminuer. Autrement dit, plus un thérapeute présente de faibles capacités de mentalisation de ses propres états mentaux, plus il sera susceptible d’éprouver des ressentis contre-transférentiels négatifs et une détresse interpersonnelle.

Ces deux résultats se sont révélés indépendants du niveau de narcissisme des thérapeutes, c’est-à-dire que le narcissisme pathologique du thérapeute ne permettait pas d’expliquer de variances supplémentaires sur les liens entre la mentalisation de soi et 1) les ressentis contre-transférentiels négatifs et 2) la détresse interpersonnelle. Cela contraste avec ce qui est généralement observé chez les patients, chez qui un niveau élevé de narcissisme est souvent lié à une moins bonne capacité de mentalisation. Il est possible que la formation professionnelle des thérapeutes contribue au développement de cette capacité régulatrice, indépendamment de leur narcissisme.

De plus, cette étude a révélé que le thérapeute est plus susceptible d'éprouver de la détresse interpersonnelle lorsqu'il mentalise les états mentaux d’un patient narcissique. Cela suggère que le processus de mentalisation peut induire une identification partielle au vécu du patient, ce qui tend à intensifier la détresse du thérapeute. Deux dynamiques sembleraient ainsi coexister dans le processus de mentalisation : l’une, de nature plus identificatoire, amplifie la détresse interpersonnelle du thérapeute, tandis que l’autre, centrée sur l’élaboration de ses propres états mentaux, joue un rôle régulateur et atténue cette détresse. Il est possible que ces deux mouvements se déploient de façon alternée, bien que cette dimension n’ait pas été mesurée dans le cadre de la présente étude.

Cette étude a aussi montré que plus le thérapeute mentalise les états mentaux d’un patient narcissique, plus il éprouve de ressentis contre-transférentiels positifs, à condition qu’il présente des niveaux élevés de narcissisme vulnérable et des niveaux faibles de narcissisme grandiose. Ce résultat suggère que les thérapeutes présentant des traits élevés de vulnérabilité narcissique et des traits faibles de grandiosité seraient plus enclins à adopter une posture positive, soutenante, voire empathique envers leur patient narcissique. Ces thérapeutes semblent, par exemple, davantage en mesure de reconnaître et d’apprécier les efforts que le patient investit dans le processus thérapeutique. Il est possible que ces attitudes positives se déploient au détriment de stratégies plus confrontantes, une hypothèse qui demeure à explorer empiriquement.

Conclusion : une meilleure compréhension pour des interventions plus efficaces

Cette étude souligne l’importance, pour les thérapeutes, de développer leurs capacités de mentalisation, puisqu’il a été démontré qu’une plus faible mentalisation de soi est associée à davantage de détresse interpersonnelle et de ressentis contre-transférentiels négatifs, indépendamment du narcissisme du thérapeute. Toutefois, chez les thérapeutes vulnérables, la mentalisation de l’autre favorise l’émergence de contre-transferts positifs, ce qui rend d’autant plus essentiel le fait de demeurer attentif.

Les recherches futures devraient également examiner d’autres facteurs susceptibles de compliquer le travail thérapeutique auprès de patients narcissiques, tels que la qualité de l’alliance thérapeutique, l’habileté du thérapeute à la construire ou à la réparer, ainsi que certaines caractéristiques personnelles, qu’elles soient dispositionnelles (par exemple, d’autres traits de personnalité) ou acquises (comme les apprentissages issus de leur propre démarche thérapeutique). Il serait également pertinent d’étudier les différences entre les genres quant à l’influence de ces variables sur le processus thérapeutique. L’étude de ces questions permettrait non seulement d’enrichir le champ de la recherche en psychologie clinique, en renforçant la pertinence de cette discipline, mais aussi d’améliorer le développement des formations offertes, tant dans les cursus universitaires que dans le cadre de la formation continue des thérapeutes.

Pour conclure, certains lecteurs et thérapeutes se demanderont peut-être quelles sont les stratégies pour améliorer les capacités de mentalisation. Sans offrir une réponse définitive à cette question, il importe de savoir que les capacités de mentalisation sont des compétences cognitives acquises et qu’il est bel et bien possible de les travailler. 

- Une première stratégie consiste à entreprendre un travail thérapeutique personnel, afin d’explorer et de mieux comprendre ses propres états mentaux et ceux d’autrui, notamment à travers l’exploration de la signification émotionnelle d’événements spécifiques. Ce travail permet, entre autres, de rendre certaines expériences émotionnelles moins intenses et plus contenues.
- Une seconde stratégie, pour les thérapeutes, passe par la supervision, qu’elle soit individuelle ou collective, ou encore la co-supervision par les pairs. Ce cadre favorise l’élaboration de ce que le thérapeute supervisé vit et la mise en mots de ce que son patient traverse, l’aidant ainsi à distinguer ce qui relève de son expérience personnelle de ce qui appartient à celle du client.
- Une troisième stratégie réside dans la formation continue, par la recherche de formations et de lectures spécialisées sur la mentalisation, ainsi que sur différents modèles et théories explicatives, tels que ceux de Fonagy, Bion, Krystal ou encore Marty. À titre d’exemple, une formation sur la mentalisation est offerte par le Dr Serge Lecours (ASADIS), un expert reconnu dans ce domaine.

Enfin, la lecture d’ouvrages variés constitue également une voie intéressante pour développer les capacités de mentalisation, puisqu’elle permet de se connecter au monde interne des personnages, de partager leurs émotions et leurs pensées, et ainsi de stimuler l’empathie.

Carole-Anne Rancourt 
Doctorante en psychologie clinique (Ph.D RI)
Université de Sherbrooke

Partager sur: Facebook | Linkedin | Twitter | Courriel

Vous souhaitez être tenu au courant de nos dernières formations?

J'enregistre mon adresse →


Vous recevrez un code promo de bienvenue de 25%, et vous pourrez évidemment vous désinscrire à tout moment !


Retrouvez-nous sur: LinkedIn   Facebook   Instagram